Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Eloge de l'Art par Alain Truong
27 octobre 2009

« Tombes princières d’Anatolie. Alaca Höyük au IIIe millénaire » @ Musée du Louvre

DClaude_Monet

Diadème ajouré. Ankara, Musée des Civilisations anatoliennes (Inv. 11857) © Ankara, Musée des Civilisations anatoliennes/ B. White

Alaca Höyük au IIIe millénaire avant J. - C.

Le site d'Alaca Höyük

Le plateau d'Anatolie centrale, délimité au sud par le fleuve Kızılırmak (l'Halys des Anciens) et au nord par la chaîne pontique, est le berceau de la civilisation hittite, qui s'élabore vers 2000 avant J. -C. pour devenir un puissant empire au IIe millénaire. A 35 km au nord de la capitale hittite (Hattusha), Alaca Höyük, la "colline d'Alaca", fut de fait d'abord connue pour ses vestiges de l'époque hittite ; mais des fouilles conduites à partir de 1935 mirent en évidence l'occupation continue du site du IVe millénaire (époque chalcolithique) au Ier millénaire avant J. -C. (époque phrygienne), et révélé l'existence de somptueuses tombes appartenant à l'Age du Bronze ancien, au IIIe millénaire avant J. -C. Parmi le riche mobilier découvert dans les tombes, des "disques solaires" et des enseignes constituent un ensemble très original.
Retracer l’histoire de la découverte de ces tombes est également l’occasion de rendre un hommage respectueux aux pionniers de l'archéologie turque.

La fondation de la Société d'Histoire turque

Fondée en avril 1930 par Mustafa Kemal Atatürk, la Société d’Histoire turque fut d’abord un organe de la Grande Assemblée nationale, avant de devenir en 1940 une association à but non lucratif. Ses objectifs étaient précis : étudier l’histoire du peuple turc et publier systématiquement les résultats de ses recherches. Dans ce contexte, l’archéologie constituait un élément capital ; Halil Bey a très bien exprimé l’esprit avec lequel la jeune Société s’investit dans cette discipline : « Dans nos fouilles (…) on n’agit nullement en chercheur de trésor, mais on poursuivit le but d’obtenir des résultats concrets quant à l’origine et l’époque des découvertes (…), en les soumettant à un sérieux examen et en les comparant avec des trouvailles similaires faites en d’autres lieux » (Arık 1937, préface p.10). La Société engagea sa première campagne de fouilles en 1935 sur le site d'Alaca Höyük.

jacked12_OCT09

Les membres de l'expédition d'Alaca Höyük © R. Arik, Les Fouilles d'Alaca Höyük, Ankara, 1937

Les précédentes recherches

Dans la région d'Alaca, le plateau, à mille mètres d’altitude, est dominé par la chaîne des montagnes du Pont. La région était dans l’Antiquité beaucoup plus boisée, et offrait un environnement fertile. La présence d'une source au pied du tertre a dû commander la première installation sur le site.
En 1842, l'anglais Hamilton publia au retour d’Anatolie la première gravure représentant la porte des Sphinx d’époque hittite, encore debout. A sa suite, les savants se succédèrent au Höyük, au cours de leurs expéditions d'Asie mineure en quête des origines de l'art grec : Georges Perrot (1861) puis Ernest Chantre (1893-94), dégagèrent les abords de la Porte des Sphinx, identifiant d'autres reliefs. En 1906-1907, Hugo Winckler et Makridy Bey, les fouilleurs de Hattusha, dont l'étude monopolisait alors les recherches en Anatolie, entreprirent des sondages à Alaca et repérèrent des niveaux plus anciens. Ils prélevèrent une partie des reliefs de la porte pour les présenter au musée archéologique d'Istanbul.
La jeune Société d’Histoire turque voulut approfondir les recherches sur les périodes antérieures : elle chargea Hamit Zübeyr Koşay, directeur des musées, et Remzi Oğuz Arık d'entreprendre en août 1935 des fouilles approfondies sur le site d'Alaca Höyük.

La découverte des tombes de l'Age du Bronze

Arık donna le premier coup de pioche dans un secteur à la fois accessible et le moins élevé possible par rapport aux fondations de la porte des Sphinx : la place du village qui occupait alors une partie du tertre. A cinq mètres cinquante de profondeur, après avoir mis au jour les niveaux moderne, byzantin, romain, phrygien et hittite, il découvrit la tombe B (d'où provient l’aiguière n°3), première des treize tombes qui allaient donner au site une renommée inattendue. La nature du mobilier découvert montrait qu’il s’agissait de hauts personnages : chefs, princes ou rois, ayant peut-être exercé des fonctions religieuses.
Les tombes se répartissent sur quatre mètres de profondeur, certaines se chevauchant (la tombe A' sur la tombe A). Elles se sont succédé dans le temps, même si une réutilisation a été constatée dans au moins un cas. Combien de générations cet exceptionnel cimetière a-t-il accueillies ? La question n'a pas été tranchée. Quoi qu'il en soit, l'étude de la céramique a permis de dater les niveaux des tombes entre 2500 et 2300 avant J. -C. , c'est-à-dire la fin de l'âge du Bronze ancien 2.
Elles sont exceptionnelles par leur mode de réalisation, la richesse du mobilier funéraire, et les témoignages des rituels funéraires qui les accompagnent.
Des tombes à fosse
Alors qu’en Anatolie les inhumations sont généralement en pleine terre ou en jarre (pithoi), les tombes d’Alaca se rattachent au type de la "tombe à fosse", fréquent dans l'Europe balkanique de l'âge du Bronze, qui consiste à creuser un puits pour aménager en profondeur la chambre funéraire (bien qu’à Alaca le puits soit très peu profond). Les treize tombes ont été réalisées de la même manière. Après le creusement de la fosse (un rectangle de trois à huit mètres de long sur deux à cinq mètres de large) sur soixante-quinze centimètres de profondeur, le sol de la chambre était soigneusement préparé à l’aide de terre battue, ou parfois d’un dallage de pierres plates. Les murs étaient renforcés de pierres sèches.

jacked12_OCT09

Plaquette en or. Ankara, Musée des Civilisations anatoliennes (Inv. 6042) © Ankara, Musée des Civilisations anatoliennes/ B. White

Le mobilier funéraire

La tombe était occupée par un seul individu, homme ou femme ; dans un cas, un homme et une femme partageaient la tombe, mais avaient été inhumés à deux moments successifs. Dans l’angle nord-ouest, le défunt était disposé en position repliée, sur le côté droit, la tête à l'ouest. Il était vêtu, paré de bijoux et d'ornements : diadème, colliers de perles en pierres semi-précieuses, bracelets, anneaux, broches, épingles ; des objets luxueux étaient placés sur le corps ou le long des flancs : vaisselle d'or et d'argent, armes (un poignard à manche cressentiforme plaqué d'or dans la tombe C), miroirs en bronze, douilles cannelées en or ou en argent, qui étaient vraisemblablement des manches de sceptre ou de hampe. Parfois, des statuettes féminines en argent ou en bronze étaient posées devant la face du défunt. A ses pieds se trouvaient un ou deux coffrets de bois, dont seul le plaquage d'argent était conservé. Le reste de la tombe était quasiment vide : cet espace était peut-être occupé par du mobilier funéraire fait de matériaux périssables (bois, textile), qui n’aurait pas survécu au temps.

Rites funéraires et contexte culturel

Rites funéraires, enseignes et disques solaires

Les tombes d’Alaca étaient fermées par des poutrelles transversales posées sur les pierres alignées tout autour de la fosse, puis recouvertes d’argile. A la surface de ces poutrelles, qui s’étaient affaissées à l’intérieur, se trouvait des témoignages de rites funéraires ayant eu lieu après l’inhumation : des ossements de bovidés (crânes, pattes antérieures et postérieures) prélevés sur l’animal avant consommation avaient été disposés par paires sur la tombe ; des os et des crochets de boucher en cuivre indiquaient la tenue d’un repas funéraire.
Près des ossements furent découvertes des enseignes en bronze : les unes représentaient un cerf ou un taureau debout sur un socle ; les autres étaient des cercles ajourés, baptisés « disques solaires », et parfois décorés de figurines animales ou d’anneaux mobiles. Ces objets atypiques permettent d’accéder à l’univers symbolique de la population d’Alaca. Les taureaux et cervidés, présents dans les mythologies anatoliennes du Néolithique à l’époque romaine, sont parfois interprétées comme des effigies rappelant la fonction sacerdotale des défunts. En revanche, les « disques solaires », parfois présents en plusieurs exemplaires dans chaque tombe, auraient une valeur élémentaire, cosmique.
Le contexte de découverte des enseignes ne permet pas de clarifier leur usage. Les fouilleurs les mirent en relation avec les nombreuses poignées cannelées en or trouvées dans les tombes, et proposèrent d’en faire les poignées et les décors de baldaquins et de couches funéraires (la peinture de G. Chapman illustre cette interprétation). Par la suite, les mettant plutôt en relation avec les dépôts de crânes et de pattes de bovidés sur la couverture des tombes, W. Orthmann proposa de les interpréter comme des éléments décorant un char, en se basant sur des coutumes visibles dans des tombes transcaucasiennes du IIe millénaire : les enseignes animalières se fichaient sur la caisse du char, tandis que les disques décoraient le timon. Bien qu’aucun vestige de caisse de char n’ait été retrouvé, cette interprétation est souvent retenue.

DBAL_170160

Carte de l'Anatolie à l'Age du Bronze ancien (IIIe millénaire) © C. Florimont

La culture d'Alaça Höyük à l'Age du Bronze ancien

La géographie complexe de l’Anatolie entraîne une disparité entre les différentes cultures du IIIe millénaire. Pourtant, un même phénomène de concentration des richesses s’observe aussi bien dans l’ouest (Troie) que sur le plateau central (Alaca, Arslantepe). Comment expliquer cette prospérité à Alaca ? Deux phénomènes principaux ont dû jouer un rôle : d’une part, depuis le IVe millénaire l’organisation des communautés villageoises permet de gérer les surplus agricoles (comme en témoignent les magasins des grands bâtiments fouillés à Norşuntepe) et de produire un artisanat spécialisé ; d’autre part, l’importance croissante du cuivre dans l’outillage à partir du IIIe millénaire amène les régions riches en minerais à en organiser l’exploitation et le commerce : c’est le cas de l’Anatolie, dont les gisements de cuivre, d’or et d’argent vont rapidement approvisionner les demandeurs que sont la Mésopotamie, le Levant et l’Egée. Il en découle la naissance d’un système de chefferie, dans lequel l’ensemble des productions et de leur commercialisation est contrôlé et protégé par une élite.

La somptuosité du mobilier funéraire témoigne de cet enrichissement. A ce titre, la nécropole d’Alaca, bien qu’exceptionnellement riche, n’est pas unique sur le plateau central ; la nécropole de Mahmatlar et la tombe d’Horoztepe, découvertes fortuitement au nord-est d’Alaca, relèvent de la même tradition de la tombe à fosse, et ont livré du mobilier proche de celui des tombes d’Alaca : « disques solaires », aiguières en or ou en cuivre, enseignes animalières (notamment un très belle enseigne représentant un taureau, à Horoztepe).

Il s’agit donc d’une culture aux coutumes funéraires homogènes, inhumant ses élites dans de riches tombes à fosse. Mais à quelle tradition la rattacher ? La culture hatti, non indo-européenne, semble occuper le plateau central au IIIe millénaire : elle nous est surtout connue par l’intermédiaire des Hittites, Indo-européens arrivés là peu avant 2000 avant J. –C., qui ont assimilé nombre de traditions hatti (mythes, rituels et vocabulaire religieux). Par ailleurs on attribue à cette culture la céramique trouvée à Alishar, Ahlatlibel, et Alaca.

Toutefois, les caractères inhabituels des tombes d’Alaca (tombes à fosse, somptuosité) par rapport aux traditions locales (inhumation en pleine terre ou en jarre, avec très peu de mobilier) ont poussé les spécialistes à chercher également ailleurs l’origine de ces élites : dans les différentes vagues indo-européennes qui se sont succédées autour de la mer Noire aux IIIe-IIe millénaires pour se répandre en Europe et en Anatolie. La structure de la tombe à fosse rappelle celle des tombes du Kuban, à l’est de la mer Noire (dont Maikop est la plus célèbre), ainsi qu’une partie des tombes du cercle funéraire B à Mycènes, où cette technique semble intrusive, comme à Alaca Höyük. Ce phénomène montrerait que les élites inhumées là sont indo-européennes, dominant des communautés qui ne le sont pas. Cette interprétation, reposant sur la diffusion d’un modèle funéraire, reste hypothétique.

Par ailleurs, le mobilier d’Alaca montre que la région entretenait dès l’époque des contacts importants avec la côte occidentale et le monde égéen. Certains éléments présentent d’intéressants parallèles : les disques en bronze, interprétés comme des miroirs, ressemblent beaucoup aux fameuses « poêles à frire » des îles cycladiques (Syros). Ces contacts étaient certainement liés à l’exportation du cuivre anatolien vers le monde égéen ; il semble que ce commerce ait été particulièrement bien organisé, le long de routes caravanières dont Alaca Höyük était une étape majeure, et dont le débouché portuaire était Troie (actuelle Hissarlik).

Bibliographie : Publication des fouilles des tombes princières

- ARIK Remzi Oğuz, Les Fouilles d’Alaca Höyük entreprises par la Société d’histoire turque : Rapport préliminaire sur les travaux en 1935, Ankara (Publications de la Société d’histoire turque, ser. 5, n°1) 1937.

- KOŞAY Hamit Z. , Ausgrabungen von Alaca Höyük : Ein Vorbericht über die im Auftrage der Türkischen Geschichtskommission im Sommer 1936 durchgeführten Forschungen und Entdeckungen, Ankara (Veröffentlichungen der Türkischen Geschichtskommission, ser. 5, n°2a) 1944, viii + 186 p.

- KOŞAY Hamit Z. , Türk Tarih Kurumu tarafından yapılan Alaca Höyük kazısı, 1937-1939/ Les fouilles d’Alaca Höyük entreprises par la Société d’Histoire turque, Rapport préliminaire sur les travaux en 1937-1939, Ankara (Türk Tarih Kurumu Yayinlarindan, ser. 5, n°5) 1951, 202 p. , 207 Pl. , 9 plans.

Publicité
Commentaires
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Eloge de l'Art par Alain Truong
Publicité